Le stress et l’évolution des espèces
C’est Henri Laborit qui a en France développé ou vulgarisé ces concepts, nous montrant par exemple que si notre cœur se met soudain à battre la chamade et notre respiration à s’emballer, c’est pour préparer notre corps à courir pour échapper au pire. Car dans ce monde-là (sauvage et animal), celui dans lequel ces mécanismes primitifs de survie ont été sélectionnés selon les lois de l’évolution des espèces, il suffit ordinairement d’une fois, d’une seule erreur, pour mourir !
Si la vieille partie du cerveau chargée de nous protéger (l’hypothalamus, situé dans les territoires dits reptiliens) détecte une situation de danger ou l’interprète comme telle, elle enclenche tout un processus instinctif, c’est-à-dire génétiquement programmé, de survie : le stress.
Le stress animal défensif provient d’un niveau cérébral qui fonctionne de manière essentiellement inconsciente et instinctive, ne nécessitant aucun apprentissage (et n’en permettant aucun, ce qui explique le caractère peu contrôlable, du moins directement, des vécus et impulsions qui en proviennent).
Au fil de l’évolution des espèces, le développement des structures cérébrales a permis un meilleur contrôle du territoire de pâture ou de chasse, le développement de la vie en troupeaux et, plus globalement, des capacités adaptatives, ce qui a réduit, ou du moins modulé, la forme et le rôle de ces mécanismes primitifs du stress.
Pourtant, l’observation quotidienne de nous-mêmes, comme celle de nos concitoyens, montre que nous passons une large partie de notre temps civilisé à nous stresser, alors que l’animal sauvage ne vit le stress, pour l’essentiel, qu’en contexte de danger immédiat. Apparemment, le stress humain se manifeste de la même manière que celui de l’animal, dès que l’individu se sent l’objet d’une menace quelconque, même si, objectivement, sa vie n’est pas ou plus en danger.
Tout semble se passer comme si nous n’étions, nous humains, pas ou plus capables de faire spontanément la distinction entre un danger de mort imminente et un simple désagrément subjectif dû à une contrariété, parfois tout à fait bénigne, un échec scolaire, un conflit quotidien, un jugement négatif porté sur nous-mêmes par notre entourage… Quelle qu’en soit la raison, réelle ou perçue comme telle, reptilienne ou modulée dans des territoires cérébraux plus récents en termes d’origine phylogénétique, nous semblons vivre, pour certains d’entre nous, constamment en état d’alerte biologique. Ainsi en est-il, face à son jury d’examen, de ce pauvre candidat dont la tête, sous l’effet du stress, se vide, plutôt que de chercher les réponses attendues !
En fait, le stress n’est pas un, mais développe trois programmes, qui se succèdent en fonction des événements, et notamment du succès ou de l’échec du précédent pour éloigner le danger perçu. Ce sont les états dits de Fuite, Lutte et Inhibition. Chez l’animal dit naïf, c’est-à-dire qui n’a pas encore vécu de stress, l’enchaînement se fait toujours dans l’ordre énoncé.
Nous, humains, vivons des états d’anxiété, d’agressivité défensive ou de découragement que nous pouvons identifier à ces trois états, instinctifs.
Le stress chez l’homme
Ces trois états de stress, ou États d’Urgence de l’Instinct (EUI), sont fonctionnellement synonymes, en ce sens qu’ils se déclenchent ou alternent indifféremment pour une même sorte de raisons premières. Devant un danger, tout animal ou humain peut : chercher à s’échapper ou se cacher (état de Fuite) ; sinon se retourner contre l’agresseur, chercher à l’intimider par des rituels de combat et, en dernier recours, tenter de se battre (état de Lutte) ; enfin, lorsqu’il y a échec des deux précédentes stratégies, il va tenter, selon les cas, de faire le mort, se faire oublier, pardonner… ou se laisser manger (état d’Inhibition).
L’ordre de succession peut être changé lorsque notre instinct évalue (se basant sur le ratio taille/poids ou la distance qui nous sépare de l’agresseur) que nous ne sommes pas capables de fuir ou lutter. Si, dans notre vie moderne, l’Inhibition participe à la constitution des états dépressifs, on comprend néanmoins qu’elle n’est pas pour autant, à la base, une « pulsion de mort », mais bien un instinct de vie : c’est parfois notre dernière carte à jouer pour sauver notre vie en milieu primitif ou sauvage. Ne rien désirer, déprimer intensément pendant un instant, c’est une façon très animale mais efficace de s’immobiliser !
Ces trois versants d’un même processus biologique, dont la continuité est claire en contexte de course ou de combat physique pour la survie immédiate, nous apparaissent pourtant subjectivement bien dissemblables, voire opposés dans notre vie d’humain moderne. Ainsi, l’état de Lutte qui sous-tend nos états de tension psychologique ou relationnelle, d’agacement ou de colère, permet parfois de mieux faire valoir sa place ou d’agir en situation de conflit familial ou professionnel. Sa signification profonde reste pourtant la même : une perception instinctive de danger, une posture inconsciente de faiblesse que l’instinct du stress cherche à cacher sous un processus offensif.
Cependant, la bascule de cet état vers un autre, fréquente et rapide, est là pour nous rappeler leur étroite parenté. Ainsi, le trac de l’orateur peut se muter en agressivité ou en découragement, face à une intervention frontale et déstabilisante d’un auditoire, par exemple. Le stress est toujours là, il change simplement de stratégie face à l’obstacle. Et il le fait avec ses propres moyens et ses critères de décision, essentiellement primitifs et stéréotypés, donc peu adaptés (sauf par hasard) et peu contrôlables, laissant peu de possibilité d’apprentissage direct et précis. La modulation que permettent les étages supérieurs de notre cerveau parvient parfois à limiter l’intensité du stress et/ou à mieux choisir notre mode réactionnel, en nous permettant de mieux gérer la « bascule » entre Fuite, Lutte ou Inhibition, afin de choisir le plus adapté ou le moins inadapté à la situation. Dans les deux situations, toutefois, on ne résout pas la ou les causes.
- 1 – La fuite
Le premier étage de la fusée du stress à s’allumer est donc celui de la Fuite. On comprend pourquoi, dès que le danger est détecté, les vieilles structures qui impulsent cet état de Fuite commencent à préparer l’organisme à détaler : accélération préventive du cœur et de la respiration pour favoriser l’oxygénation des tissus, dilatation périphérique des petits vaisseaux ou capillaires (vasodilation), qui permet au sang de mieux irriguer les organes périphériques comme les muscles, augmentation du tonus dans les jambes pour mieux courir, attention dispersée et regard fuyant pour cerner les dangers et les issues possibles. Subjectivement, la fuite insuffle un vécu de peur, un sentiment d’insécurité et d’oppression, là aussi destiné à donner une envie confuse mais efficace que l’on « ferait mieux d’être ailleurs et dans les plus brefs délais ».
Dans nos structures cérébrales supérieures, cela sème parfois du trouble, car cela peut faire rater notre prestation (professionnelle, littéraire ou amoureuse, etc.). Mais sous l’emprise de l’état de Fuite, il est non seulement inutile mais aussi injuste de se culpabiliser d’être mal là où l’on est. L’effet expérimenté est celui de son programme génétique, universel.
- 2 – La lutte
Le programme de Fuite échoue lorsque l’on ne court pas assez vite, si le chemin est barré… ou lorsque l’on est en situation sociale moderne où il est interdit, voire simplement dévalorisé, de fuir. Le système primitif hypothalamique tente alors la deuxième partition préprogrammée dont il dispose pour faire face au danger : la Lutte. On va se retourner contre l’agresseur, tenter de le repousser, le dissuader. La Lutte instinctive, n’est pas une attitude offensive comme le sont les attitudes de prédation ou de dominance, sous-tendues par d’autres structures cérébrales.
L’hypothalamus évalue la situation comme précaire, mais cela ne signifie pas que l’on en ait conscience : le sujet en état de colère se sent plutôt « gonflé ». Ce genre d’inversion des sensations est fréquent dans les vieilles structures cérébrales qui incitent à agir plus qu’elles ne « renseignent » objectivement sur la situation. Ce management coercitif a cependant sa cohérence : si l’on se sent « culotté », on peut mieux se battre et garder du courage que si l’on pense que la situation est perdue.
C’est donc une erreur de se culpabiliser si ses propos en lutte sont outranciers, parce que l’on est orgueilleux, susceptible. Cela fait partie du stéréotype génétiquement programmé, destiné à compenser le sentiment primitif de faiblesse devant un ennemi initialement évalué comme plus fort. Cette autosatisfaction réactionnelle de la Lutte est sous-tendue par toute une orchestration biologique adéquate : la focalisation du regard, qui fixe dans les yeux pour connaître l’intention de son adversaire, un certain ralentissement du cœur et de la respiration par rapport à la Fuite, car il s’agit moins d’un effort maximum que d’une détente ciblée. La tension se déplace des jambes vers le cou et les mâchoires, pour mordre, et dans les bras et les mains, pour griffer ou taper. La sécrétion d’adrénaline complète le tableau de la colère, qui tombe aussi vite qu’elle est montée, en fonction de la perception du danger et de l’issue du combat.
- 3 – L’inhibition
Par contre, si l’on perd le combat, ou si le rapport initial de force semble trop dissuasif pour fuir ou lutter, on bascule vers l’Inhibition, synonyme d’intense vécu de découragement, d’abattement, de sentiment d’infériorité. Là encore, il est peu utile de chercher une explication psychologique, propre aux territoires supérieurs du cerveau : ce « manque de confiance en soi » de l’inhibé reptilien est génétiquement programmé.
Quand l’animal n’est pas encore repéré, l’Inhibition lui permet de se rendre (presque) imperceptible : respiration étouffée pour être totalement silencieux (d’où la sensation d’oppression respiratoire), constriction des capillaires sanguins pour économiser la chaleur et l’énergie (d’où la sensation de froid profond), puisqu’il faut désormais « durer », pendant « l’attente en tension », jusqu’à ce que le prédateur parte. Pour économiser l’énergie, le cœur se ralentit, les extrémités se refroidissent, le teint devient blême et des spasmes peuvent apparaître, car la digestion se bloque. L’inhibition sert aussi, sur un plan social primitif, à se soumettre devant un dominant. Ce rituel d’Inhibition soulage ce dernier de son besoin de dominance ou simplement lui laisse la priorité pour la consommation de ce qu’il veut : aliments, relations sexuelles, pouvoir, etc. Cet état sert ainsi à abandonner une attitude dangereuse ou à bloquer notre action en situation prolongée de non-contrôle. Comme pour les précédents états, comprendre que l’Inhibition n’est ni volontaire ni aisément contrôlable est déculpabilisant pour celui qui ressent cet état avec intensité ou fréquemment. Interpréter correctement sa fonction primitive permet de mieux l’accepter, étape nécessaire pour mieux gérer l’état.